Mal nommer ou le malheur du monde
Nos mots nous engagent, nos mots ont un poids, et mal les choisir c’est risquer de mentir et de rendre le monde encore plus difficile à comprendre et à habiter.
Un soir récent, un ami m’envoie ce message : « Je suis en train de regarder Arte Thema, une émission très intéressante sur le ghetto de Varsovie et ceux de la Pologne entre 1939 et 1945. C’est effrayant. Cependant, il ne faut pas longtemps pour penser à un autre ghetto, à environ 4000 kilomètres de Paris. L’histoire se répète et les humains ont la mémoire courte. »
Alors que la guerre entre Israël et le Hamas occupe les gros titres depuis de longs jours, il évoquait évidemment la bande de Gaza comme un nouveau ghetto de Varsovie où l’histoire se répéterait. Il y a quelques années, lors d’une intervention militaire israélienne dans ce territoire, une autre personne avait utilisé ce même rapprochement au cours de notre échange. Le raccourci Gaza égal nouveau Varsovie est d’ailleurs courant dans certains milieux d’extrême gauche.
Me voilà donc, par ce bref message de mon ami, plongé au cœur de ce conflit israélo-palestinien. J’y suis sensible depuis de nombreuses années et j’en ai exploré les causes profondes. J’en ai étudié la chronologie et je connais bien la région où j’ai eu des contacts des deux côtés. Et j’ai pu constater qu’il y a des personnes qui souhaitent ardemment la paix, mais d’autres, que je pense de plus en plus nombreuses, qui feront tout pour qu’elle soit impossible.
Dans un prochain article, je vous proposerai des éléments pour éclairer ce drame qui dure depuis un siècle et ma réflexion sur ses derniers et tragiques rebondissements. Ici je rappellerai seulement que la guerre actuelle a été provoquée par le massacre du 07 octobre, perpétré par les milices armées du Hamas, 1400 civils israéliens assassinés de manière particulièrement cruelle selon les observateurs internationaux. Le Hamas, qui est une branche militaire des Frères Musulmans, a pris le pouvoir à Gaza lors des législatives de 2006. Il a d'abord mené une guerre fratricide contre le Fatah de Mahmoud Abbas, puis provoqué la mort de milliers d’autres Israéliens, en multipliant les attentats suicides depuis 20 ans.
Je ne pense pas que les représailles disproportionnées décidées par le gouvernement Netanyahu réussiront à éradiquer le Hamas ou à permettre l’émergence d’interlocuteurs capables de négociations de paix durable. Mais je suis convaincu que les traumatismes et les deuils vécus des deux côtés auraient pu depuis longtemps être évités, si ce conflit n’était pas instrumentalisé à des fins politiques par des puissants qui y trouvent leur intérêt et endoctrinent leurs peuples.
Comme disait Paul Valéry, « La guerre, c’est le massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas ». Cette énième explosion de violence ne fera que reculer encore plus les perspectives de paix et n’apportera qu’un cessez-le-feu provisoire, après combien de morts, de blessés et de familles brisées ?
Mais aujourd’hui, je veux uniquement désigner l'inversion accusatoire que provoque selon moi cette équivalence entre le ghetto de Varsovie et Gaza. Elle m’a profondément choqué et inquiété venant d'un ami proche que je ne peux suspecter de trier hâtivement l’humanité entre bons et méchants. Je le sais au contraire réfléchi et ouvert à la complexité des situations historiques et des motivations humaines, plus soucieux de comprendre que de juger. Je m'interroge donc sur la facilité inquiétante qui laisse utiliser le mot ghetto, pour qualifier une situation certes dramatique, mais sans rapport aucun avec le lourd poids de sens et d’histoire qu’il signifie.
Et je crois utile de rappeler que la lecture factuelle et précise de l’actualité, la connaissance du passé, et le respect de la mémoire d’un peuple dont 6 millions ont été gazés dans les camps et 2,2 millions fusillés durant la Shoah par balles, devraient suffire à avoir l’honnêteté intellectuelle de refuser cette comparaison. Car elle implique un sous-entendu particulièrement odieux, et c'est là que se trouve cette coupable inversion : car si Gaza est un nouveau ghetto de Varsovie, alors qui sont les nouveaux nazis ? qui sont les nouveaux juifs ?
Peut-on assimiler les milliers de juifs enfermés dans le ghetto de Varsovie aux Gazaouis qui pouvaient, il y a quelque temps encore, après des contrôles parfois longs destinés à repérer les éventuels terroristes, aller travailler en Israël ? D’un côté, les uns étaient affamés et destinés à la mort, selon le projet d’éradication décidé par les nazis à la conférence de Wansee, de l’autre se trouvent des Palestiniens dont jamais les Israéliens n’ont programmé l’anéantissement.
Peut-on oser comparer un territoire, qui a reçu depuis 2007 des milliards de l’Union européenne et des États-Unis, avec un ghetto où les juifs étaient totalement abandonnés de tous ? D’un côté des fortunes ont été utilisées en grande partie pour assurer le confort princier des dirigeants du Hamas, acheter des armes pour le 7 octobre et toutes les roquettes et bombes envoyées sur Israël depuis plus de 15 ans. Mais les Gazaouis ont été maintenus dans l’indigence et leurs enfants éduqués à la haine. De l’autre côté, des humains furent livrés aux épidémies, à la famine et au désespoir, et leurs enfants risquaient la mort pour s'échapper et ramener quelques maigres victuailles.
Comment peut-on honnêtement trouver une similitude entre une société, dont les habitants soutiennent majoritairement le Hamas qui proclame dans sa charte son refus de l’existence d’Israël, qui n’acceptera donc jamais la paix et multipliera les attentats et les attaques, et ce peuple juif disparu en fumée, alors qu’il n’avait aucune intention belliqueuse envers les Allemands ?
J’apprécie la rigueur intellectuelle et la profonde humanité d'Albert Camus, le résistant, l’engagé, qui fit toujours preuve de modération et de discernement, durant la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d’Algérie. Il soulignait début 1944 dans le numéro 17 de Poésie 44, la revue de Pierre Seghers, l’importance de savoir peser et bien choisir les mots que nous utilisons.
Dans un article intitulé « Sur une philosophie de l’expression », compte-rendu d’un livre du philosophe Brice Parain, il écrit : « L’idée profonde de Parain est une idée d’honnêteté : la critique du langage ne peut éluder ce fait que nos paroles nous engagent et que nous devons leur être fidèles. Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. Et justement la grande misère humaine qui a longtemps poursuivi Parain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c’est le mensonge. »
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »
Albert Camus.
Oui, les mots nous engagent, les mots ont un poids, et mal les choisir c’est risquer de mentir et de rendre le monde encore plus difficile à comprendre et à habiter. C’est induire dans notre récit commun des maladies qui ajouteront tôt ou tard à notre malheur collectif et repousseront sans cesse l’horizon d’une société meilleure et plus juste.
Mal nommer les éléments du conflit entre Israël et les Palestiniens de Gaza, c’est rajouter encore plus de ferments de haine et de vengeance à ce drame terrible, c’est bafouer ici les uns, demain les autres. Il est au contraire urgent d’essayer de démêler patiemment les nœuds multiples de cette histoire vieille d’au moins un siècle et d’entendre les récits des uns comme les récits des autres, pour les honorer et tenter de les rapprocher.
Et surtout, ici en France, laisser s’immiscer ce mensonge dans les esprits, c’est alimenter la discorde au sein d’une population de plus en plus divisée sur une multitude de sujets, c’est rajouter du chaos dans la désintégration progressive du corps social, en favorisant encore plus un antisémitisme aveugle qui ne prend plus la peine de se cacher.
Soyons donc vigilants sur notre usage du langage et attentifs à privilégier ce qui facilite le dialogue et la compréhension mutuelle plutôt que la séparation et l’opposition !
© 2024 - Dialogues du Nouveau Monde par Jérôme Nathanaël








Très bon résumé d'une situation complexe qui mérite d'utiliser les mots justes et de ne pas faire d'amalgame de tous bords. Il est important de ne pas rester dans l'émotionnel et de comprendre les faits sans distortion.
L'origine du ghetto est à trouver à Venise au Moyen-Âge, dans le cadre de l'anti-sémitisme très répandu en Europe, un lieu où nos frères juifs étaient confinés . Ce mot a pris un sens étendu, par exemple le ghetto de Soweto, donc je pense qu'il n'est pas scandaleux d'associer le mot ghetto au problème des habitants de Gaza, mais ce n'est absolument pas comparable au ghetto de Varsovie, où le pouvoir nazi a déporté par la force des populations promises à la mort.