'Hanouccah : quand la lumière refuse de s'éteindre
Au-delà de la tradition juive, Hanouccah interroge notre époque : comment habiter ensemble la raison critique et la fidélité au sacré ?
Dédié à la mémoire de Dan Elkayam, Français de 27 ans, ainsi qu’à celle des quinze autres personnes juives assassinées, dont une petite fille de 10 ans, en raison de leur judaïté, le 14 janvier 2025 sur la plage de Bondi, à Sydney (Australie), alors qu’elles célébraient le premier soir de la fête de ‘Hanoucca.
“Face aux ténèbres du mal, de la haine et de la violence, allumer les lumières de ‘Hanouccah, c’est affirmer ma foi indéfectible en la possibilité d’une humanité réconciliée avec elle-même dans l’amour et la conscience spirituelle.”
RUBRIQUE : Héritages – Temps de lecture : environ 30 min
Hanouccah : plus qu’une fête, une tension philosophique
Historiquement, ‘Hanouccah commémore la victoire des Maccabées sur l’occupant séleucide au IIᵉ siècle av. J.-C. et la réinauguration du Temple de Jérusalem. À cet événement militaire et politique, la tradition rabbinique a superposé le récit miraculeux d’une unique fiole d’huile pure qui, contre toute attente, permit d’alimenter la Menorah du Temple — non pas un seul jour, mais durant huit jours complets, le temps nécessaire pour produire de l’huile nouvelle selon les normes rituelles.
Pour commémorer cette lumière qui refusa de s’éteindre, les familles juives allument chaque soir, durant huit jours, les bougies de la ‘Hanoukiah, illuminant ainsi la nuit hivernale et témoignant de leur foi en une dimension transcendante qui dépasse la finitude de notre condition humaine.
Car, par-delà le récit guerrier ou merveilleux, ‘Hanouccah incarne une tension philosophique majeure : la rencontre, souvent frontale, entre « Athènes » et « Jérusalem » — deux manières d’habiter le monde, l’une fondée sur la raison et l’investigation intellectuelle, l’autre sur la révélation et la fidélité spirituelle à une alliance. Cette dualité nous amènera à interroger l’énigmatique bénédiction que Noah (Noé) adressa à ses trois fils, Shem, Yaphet et ‘Ham, au sortir de l’Arche, quand ils se lancèrent vers le monde renouvelé après le Déluge.
Au-delà de son ancrage juif, essayons de rendre à cette fête la part de lumière qu’elle réserve à chacun, pour peu que nous acceptions de nous enrichir spirituellement de toute expérience humaine porteuse de sens. Tentons de raviver cette étincelle universelle, cette invitation à puiser dans les sagesses anciennes pour éclairer notre présent.
Pour cela, nous interrogerons d’abord l’histoire des Maccabées et le sens profond des quatre interdictions d’Antiochos, avant d’explorer la tension philosophique entre Athènes et Jérusalem. Puis nous découvrirons comment la bénédiction de Noah à ses trois fils — Shem, Yaphet et ‘Ham — éclaire notre condition contemporaine et propose une clé prophétique pour refonder l’équilibre de nos civilisations.

‘Hanouccah, enquête sur une révolte
Avant d’élargir notre propos vers la symbolique, précisons le cadre historique. L’histoire de ‘Hanouccah n’est pas un conte de fées, mais le récit d’une crise géopolitique majeure, doublée d’une guerre civile intra-juive et d’une lutte acharnée pour l’identité culturelle.
Le contexte : l’étau hellénistique
Au IIᵉ siècle av. J.-C., la Judée est un territoire tampon coincé entre deux superpuissances héritières de l’empire d’Alexandre le Grand : les Lagides d’Égypte et les Séleucides de Syrie. Après une période de relative tolérance ptolémaïque, la Judée passe sous contrôle séleucide vers 200 av. J.-C.
La culture grecque est alors la norme de la civilisation « moderne ». À Jérusalem, une partie de l’élite sacerdotale – les « hellénisants » – adopte ses mœurs : langue, philosophie, gymnase, pour s’intégrer à l’universalisme de l’époque. Une fracture sociale et religieuse s’ouvre alors entre cette élite urbaine « progressiste », prête au compromis culturel, et le peuple des campagnes, réfractaire aux mœurs grecques et fidèle à la Torah.
L’étincelle : la folie d’Antiochos IV
Le conflit éclate sous le règne d’Antiochos IV Épiphane (175-164 av. J.-C.). Ce roi autoritaire, pressé par ses dettes de guerre envers Rome, lorgne sur le trésor du Temple. Il rêve surtout d’unifier son empire hétéroclite par une hellénisation forcée.
À Jérusalem, la corruption gangrène la Grande Prêtrise : Jason, puis Ménélas, achètent leur charge au roi et introduisent des coutumes païennes, jusqu’au scandale absolu d’un gymnase dans lequel l’on pratique le sport nu, à deux pas du Temple.
En 167 av. J.-C., à la suite d’une émeute qu’il interprète comme une rébellion, Antiochos franchit un seuil inédit. Lui, le polythéiste, lance une persécution religieuse sans précédent dans le monde antique : il transforme le Temple de Jérusalem en sanctuaire de Zeus Olympien, y impose le sacrifice de porcs et promulgue des décrets interdisant sous peine de mort les piliers du judaïsme — circoncision, Shabbat, étude de la Torah, sanctification du mois nouveau.
La révolte des Maccabées (167-164 av. J.-C.)
La résistance ne vient pas de la ville, mais des collines. À Modiin, le vieux prêtre Mattityahou, un Cohen de la famille des Hasmonéens, refuse de sacrifier à une idole. Dans un élan de colère sacrée, il tue un Juif apostat et l’officier du roi, avant de fuir dans les montagnes avec ses cinq fils.
À sa mort, son fils Juda, dit ha-Maccabi (”le Marteau”), prend la tête de l’insurrection. Inférieurs en nombre et en armes, les rebelles mènent une guérilla d’une efficacité redoutable contre les phalanges lourdes séleucides. Ils combattent sur deux fronts : contre l’occupant grec et contre les collaborateurs juifs hellénisés.
La victoire et la Dédicace
En 164 av. J.-C., Juda reprend Jérusalem et le Mont du Temple. Le 25 du mois de Kislev, le sanctuaire est purifié, l’autel profané est détruit et un nouvel autel est consacré. C’est le sens littéral de ‘Hanouccah : « inauguration » ou « dédicace ».
Détail historique fascinant : selon le Deuxième Livre des Maccabées, si la fête dure huit jours, ce n’est pas encore en raison de l’huile. C’est parce que les combattants, vivant cachés dans les grottes, n’avaient pas pu célébrer la fête de Souccot (qui dure huit jours) deux mois plus tôt. La première ‘Hanouccah fut donc un “Souccot de rattrapage” en plein hiver.
« Ils célébrèrent la fête pendant huit jours, à la manière de la fête des Tentes (Souccot), se souvenant que, peu de temps auparavant, ils passaient la fête des Tentes dans les montagnes et dans les cavernes… » (2 Maccabées 10:6)
De la guerre au miracle : la métamorphose du récit
C’est ici que l’histoire cède le pas à la spiritualité.
Les textes contemporains des faits — les Livres des Maccabées — exaltent l’exploit militaire et le zèle guerrier de Juda Maccabée, sans jamais mentionner l’huile. Mais, six siècles plus tard, le Talmud opère un virage spectaculaire. Minimisant la guerre, il ne retient qu’un événement surnaturel :
« Quand les Grecs sont entrés dans le Sanctuaire, ils ont profané toutes les huiles [...]. Quand les Hasmonéens les ont vaincus, ils n’ont trouvé qu’une seule fiole d’huile portant le sceau du Grand Prêtre [...]. Il n’y avait là qu’assez d’huile pour éclairer le candélabre pendant un seul jour. Un miracle s’est produit et ils l’ont allumé durant huit jours. L’année suivante, les Sages ont institué ces jours de fête avec la récitation du Hallel [louanges des Psaumes 113-118] et des actions de grâce. » (Talmud de Babylone, traité Shabbat 21b)
Pourquoi ce silence sur la victoire militaire ?
D’abord, pour des raisons politiques. La dynastie des Hasmonéens, issue des Maccabées, avait fini par trahir ses idéaux : usurpation de la royauté (réservée à la lignée davidique), cumul illégitime des pouvoirs sacerdotal et royal, et cruauté envers les Sages (Flavius Josèphe raconte dans ses Antiquités judaïques que le roi Alexandre Jannée en fit crucifier huit cents). Les rabbins se méfiaient donc de cette mémoire guerrière devenue encombrante.
Ensuite, pour des raisons de survie. Après l’écrasement sanglant de la révolte de Bar Kokhba contre Rome (135 ap. J.-C.), exalter le nationalisme militaire était suicidaire pour les communautés juives dispersées.
Pour « sauver » ‘Hanouccah, les Sages l’ont donc désarmée. Ils ont détourné le regard de l’épée des hommes pour le fixer sur la lumière divine. D’une célébration de l’indépendance nationale, ‘Hanouccah est devenue la fête de la survie spirituelle — le triomphe d’une petite fiole pure contre l’obscurité du monde.
Les quatre interdictions : détruire l’âme, pas le corps
Pour les Hébreux fidèles à la tradition, les décrets d’Antiochos IV Épiphane ne représentaient pas une simple oppression politique ou une restriction de liberté religieuse, mais une tentative d’anéantissement ontologique. Contrairement à d’autres ennemis d’Israël (comme Haman dans le récit de Pourim), qui voulaient détruire les corps par le génocide physique, les Grecs visaient à détruire l’âme juive par un génocide culturel et spirituel.
Voyons ce que signifiaient précisément ces quatre interdictions dans la conscience juive de l’époque, et pourquoi elles touchaient le cœur même de l’identité hébraïque.
Le shabbat : la royauté de D.ieu sur le temps
Aux yeux de la mentalité hellénistique, tournée vers l’efficacité, la production et l’extériorité, le repos hebdomadaire du Shabbat paraissait absurde, improductif, presque signe d’oisiveté.
Pour la pensée hébraïque, il est au contraire le sceau de la Création. Il atteste que le monde fut déployé en six « jours » — six étapes symboliques — par un Créateur qui a ensuite choisi le retrait. Ce retrait laisse place à l’humain, couronnement du sixième jour, invité à parfaire la création, à la cultiver et à la garder, à condition de ne pas sombrer dans la confusion du bien et du mal.
Le Shabbat est ce moment de lucidité : cesser de faire pour se rappeler pourquoi l’on fait ; reconnaître que l’homme n’est pas le maître absolu de la nature, mais l’intendant de D.ieu ; bâtir, selon la belle formule d’Abraham Heschel, un “sanctuaire dans le temps”.
Interdire le Shabbat, c’était réduire l’individu à l’état d’esclave de la matière, l’asservir au cycle aveugle de la production, nier la transcendance pour enfermer l’homme dans un temps profane, linéaire et purement économique.
La sanctification du mois (Kiddoush ha’Hodech) : la maîtrise du calendrier
L’interdiction de sanctifier le nouveau mois (Kiddoush ha’Hodech) est moins connue, mais elle était stratégiquement dévastatrice. Le calendrier hébraïque, fondé sur les cycles lunaires, dépendait alors du témoignage direct de l’apparition de la nouvelle lune, validé par le Sanhédrin puis communiqué de proche en proche.
Le temps juif n’est donc pas automatique : il se construit chaque mois par la parole et le témoignage des hommes. Ce n’est pas un hasard si le premier commandement donné aux Hébreux, avant même la sortie d’Égypte, fut précisément de définir le début du mois. Maîtriser son temps, s’inscrire consciemment dans le rythme cosmique, c’était déjà s’arracher au double esclavage, social et spirituel, de l’Égypte.
Or, sans cette proclamation mensuelle, impossible de fixer la date des fêtes : tout l’édifice rituel s’effondre. En brisant ce mécanisme, Antiochos cherchait à disloquer le temps sacré. Si le peuple ne sait plus quand tombe Pessa’h, il ne peut plus célébrer sa libération ; symboliquement, il retourne en exil.
Cette interdiction visait à désynchroniser les Juifs de leur propre histoire et de la volonté divine, pour plonger la communauté dans le chaos.
La circoncision (Brit Milah) : l’Alliance dans la chair
Pour l’esthétique grecque, le corps humain, harmonieux et naturel, est un absolu de perfection. Au gymnase, véritable temple de la culture hellénique, on célèbre le culte du corps nu, sans marque ni altération. La circoncision y apparaissait comme une mutilation barbare.
Pour l’Hébreu, au contraire, elle est la signature indélébile de l’Alliance (Brit) inscrite dans la chair au huitième jour, bien avant l’éveil de la conscience. Elle proclame que la nature n’est pas une fin en soi, mais une matière à parachever pour être sanctifiée. L’homme n’est pas né achevé : il lui revient de « couper » une part de sa nature brute pour laisser place au divin. Même la sexualité est appelée à quitter la sphère purement animale pour être élevée au rang de mission sacrée.
Prohiber la circoncision, la Brit Milah, c’était vouloir rompre la chaîne ininterrompue depuis Abraham, celui qui s’arracha à Babel pour marcher vers le D.ieu unique. L’objectif d’Antiochos était clair : abolir la transcendance, faire du Juif un homme comme les autres, soumis à la seule loi de la nature, orphelin de son Alliance.
L’étude de la Torah : le souffle de vie
Pour l’Hébreu, la Torah est bien plus qu’un livre : elle est Parole vivante, matrice et plan sur lesquels le monde a été bâti. Son étude est la respiration de l’âme juive, l’acte qui maintient le monde en équilibre. Toutes les traditions accordent d’ailleurs à leurs textes fondateurs une place centrale, mais ici, la Torah est perçue comme un lien organique entre D.ieu, le peuple et le cosmos.
En proscrivant l’étude, les Séleucides entendaient trancher l’artère de la transmission, tarir la source de vie. La Kabbale rappelle cette équation fondamentale : « Israël, la Torah et le Saint, béni soit-Il, sont un ». Briser ce lien, c’est condamner l’identité juive à mort.
Un peuple qui ne lit plus ses textes fondateurs oublie qui il est en l’espace d’une seule génération. Le décret visait donc à transformer le judaïsme en folklore inoffensif, une coquille vide sans intelligence ni esprit, destinée à se dissoudre dans la culture grecque.
Quant aux livres de la Loi, ceux qu’ils trouvaient, ils les déchiraient et les jetaient au feu. On mettait à mort quiconque était trouvé en possession d’un livre de l’Alliance ou quiconque prenait plaisir à la Loi, en vertu de l’édit royal. »
(1 Maccabées 1:56-57)
Athènes et Jérusalem : deux rapports au monde
Ces quatre interdictions dessinent en creux une ligne de fracture fondamentale entre deux visions de l’humain et du cosmos.
Athènes : la raison comme mesure
D’un côté, Athènes célèbre la raison autonome, la beauté visible, la mesure harmonieuse et la maîtrise technique du monde. L’homme y est la mesure de toutes choses, selon la formule de Protagoras. La perfection réside dans l’équilibre des formes, la contemplation rationnelle et l’accomplissement de la nature telle qu’elle se donne. Le cosmos grec est un ordre (kosmos) intelligible, régi par des lois immuables que la philosophie et la science peuvent saisir par l’intellect seul.
Jérusalem : la création inachevée
De l’autre, Jérusalem proclame la primauté de l’écoute de la Parole révélée et du questionnement spirituel au cœur de l’Alliance. L’homme n’y est pas mesure, mais répondant : appelé, interpellé, mis en demeure de choisir entre la Vie — fondée sur une éthique du partage et de l’amour — et la mort, conséquence du refus de participer à la sacralité de la création. La perfection n’est pas donnée d’emblée dans la nature, mais à construire par l’obéissance créatrice aux principes divins qui fondent l’univers. Le monde hébraïque n’est pas un kosmos clos, mais une création ouverte, inachevée, tendue vers sa rédemption finale. Le temps n’y est pas cyclique mais vectoriel : il avance vers un accomplissement, un tikkun olam, une réparation du monde.
Le comment et le pourquoi
Athènes privilégie le visible, Jérusalem l’invisible. Athènes vénère le corps naturel, Jérusalem l’inscrit dans l’Alliance par la circoncision. Athènes cherche la vérité par la dialectique philosophique, Jérusalem par l’étude de la Torah. Athènes construit des temples de marbre, Jérusalem bâtit des sanctuaires dans le temps. L’une exalte l’universel par abstraction, l’autre par un existentialisme spirituel et une responsabilité de témoignage. L’une aspire à la connaissance, l’autre à la sainteté.
Athènes pose le comment comme questionnement essentiel : comment vivre dans le monde, comment en user avec sagesse et mesure pour atteindre l’accomplissement humain — l’eudaimonia, la vie bonne. Jérusalem, elle, place au cœur de tout le pourquoi : pourquoi sommes-nous là, quel sens donner à notre présence dans l’espace et notre devenir dans le temps, comment participer consciemment à une Puissance vivante qui nous dépasse et nous englobe.
Héritiers des deux cités
Cette opposition n’est pas un affrontement stérile entre civilisations, mais une tension créatrice qui traverse toute l’histoire occidentale. Car nous sommes, qu’on le veuille ou non, héritiers des deux cités. La question posé par ‘Hanouccah à chaque génération n’est pas de choisir l’une contre l’autre, mais de savoir comment habiter cette double filiation sans trahir ni l’intelligence critique ni la fidélité à la transcendance. Comment penser sans renoncer à croire, et croire sans renoncer à penser.
Noah et ses trois fils : la clé de l’équilibre
Cette tension entre Athènes et Jérusalem que ‘Hanouccah met en lumière n’est pas accidentelle. Elle trouve sa source dans une prophétie très ancienne, inscrite au seuil même de notre humanité renouvelée après le Déluge.
Le Déluge et la violence totale
Le Déluge, que rapportent de nombreuses traditions anciennes, fut déclenché pour une cause précise, nous dit la Bible : les humains de l’époque n’étaient plus que bassar (בשר) et ‘hamas (חמס) — chair et violence (Genèse 6:11-13). Pas uniquement la violence physique, mais une violence totale : les transgressions sexuelles brisant les frontières sacrées, les cultes païens asservissant la volonté humaine, le crime versant le sang sans raison. C’était le tohu-bohu, le retour au chaos primordial. L’humanité antédiluvienne avait mélangé ce que D.ieu avait séparé — confondant bête et homme, matière et esprit, raison et instinct. Tout ordre s’effondrait. L’homme avait perdu sa fragile boussole spirituelle.
Le Déluge durera quarante jours — le temps, selon la tradition rabbinique, nécessaire à l’âme pour s’unir à l’embryon et lui donner forme — avant que Noah ne sorte de l’Arche avec ses fils et les bêtes emportées. Il replante une vigne, s’enivre de son vin, dévoilant sa nudité. ‘Ham la voit et s’en moque ; Shem, suivi par Yaphet, la recouvre avec respect et pudeur. Puis les trois fils reçoivent de leur père une bénédiction — non pas des promesses creuses, mais une destinée prophétique qui ordonnera les siècles à venir.
Quarante jours après la conception, le fœtus est considéré comme étant formé.” (Talmud de Babylone, traité Béra’hot 21a)
“Il faut 40 jours pour qu’une âme soit associée à un embryon et que son genre soit déterminé.” (Talmud de Babylone, traité Béra’hot 60a)
Adam = Mah : l’homme est la question
Avant d’interroger cette bénédiction, laissez-moi vous partager un détail kabbalistique qui m’a jadis surpris et arrêté. La tradition hébraïque pratique la guématria — l’art d’attribuer à chaque lettre une valeur numérique. Or, deux mots possèdent exactement la même guématria de 45 : Adam (אדם) — l’homme primordial, avant la chute dans la confusion du bien et du mal, et Mah (מה) — la question éternelle : “Quoi ? Pourquoi ?”
Cette coïncidence numérique révèle une vérité ontologique : l’essence de l’humain est en même temps d’être et d’interroger. Contrairement à l’animal qui vit simplement son existence, l’homme ne peut pas être sans se demander pourquoi il est. L’humanité, dès son principe, porte en elle cette tension : elle doit constamment questionner le mystère du vivant pour donner sens à son existence.
Les trois dimensions de l’humanité
Interrogeons donc à présent cette bénédiction de Noah — non pour en extraire des dogmes religieux, mais pour découvrir sous l’apparence des mots des gemmes de sens qui interrogent notre lecture du monde et de nous-mêmes et notre responsabilité d’hommes face à l’avenir.
Voici ma traduction personnelle du texte de cette bénédiction de Noah à ses fils, après la sortie de l’Arche. Il désigne Noah :
“Et il a dit : “Béni est Adonaï, D.ieu de Shem, et que soit Cana’an un serviteur pour lui. Il rendra étendu – lui D.ieu, Yaphet, qui résidera dans les tentes de Shem, et il sera, Cana’an, un serviteur pour eux.”” (Genèse 9, 26-27)
Shem : le Nom, l’identité, la Parole
Noah bénit d’abord “le D.ieu de Shem” — non Shem lui-même, mais la relation que Shem entretient avec le divin. Shem (שם), dont le nom signifie « nom » en hébreu, incarne le pouvoir de donner un nom, de fixer l’identité, de dire qui on est — donc de comprendre la nature profonde de la chose ou de l’être nommé.
C’est exactement ce que fit Adam au Paradis : avant d’être chassé avec Eve du Gan Eden (גן עדן), le jardin des délices, à cause de leur chute spirituelle — conséquence de leur confusion entre le bien et le mal, entre l’unité bonne (tov - טוב) et la brisure du mal (ra’ - רע) — il fut capable de nommer les animaux. Ce geste pourrait s’interpréter comme une connaissance totale de chaque énergie vitale.
Par là, Adam donnait également sens, intelligence, appartenance à chaque créature. Pour la pensée hébraïque, le nom n’est pas une étiquette arbitraire ; c’est l’intimité même de la chose nommée. Nommer, c’est créer du sens, transformer le chaos en kosmos. C’est la parole qui crée, qui ordonne, qui révèle.
IHVH-Adonaï Elohîms forme de la glèbe tout animal du champ, tout volatile des ciels, il les fait venir vers le glébeux (Adam) pour voir ce qu’il leur criera. Tout ce que le glébeux crie à l’être vivant, c’est son nom. Le glébeux crie des noms pour toute bête, pour tout volatile des ciels, pour tout animal du champ. (Genèse 2, 19-20, traduction André Chouraqui)
De Shem à Jérusalem
De la Bible, on apprend que Shem est le père des Sémites, et la tradition relie Shem à Jacob, le père des Hébreux. Rachi, le grand commentateur de la Torah et du Talmud, nous l’indique au XIᵉ siècle en commentant Genèse 25:27 : « Jacob était un homme intègre, habitant sous des tentes » (yoshev ohalim - יושב אהלים). Ces tentes, dit Rachi, sont “la tente de Shem et la tente d’Eber”. Par cette formule énigmatique, il nous signifie que Jacob fréquentait les tentes des sages, dépositaires de la tradition spirituelle remontant au Déluge lui-même.
Cette chaîne de transmission ne s’interrompra jamais. Les Hébreux, descendus en Égypte à cause de la famine à l’époque de Jacob et de ses douze fils, la quitteront sous la guidance de Moïse ; bien plus tard encore, Salomon construira le Temple de Jérusalem. À travers ces étapes, nous voyons que Shem symbolise la pensée de Jérusalem : la primauté de la Parole, la transmission du sens, l’écoute de la Révélation, la maîtrise du temps sacré (le calendrier, les mois nouveaux), le respect du mystère.
C’est précisément ce Temple, construit par Salomon, profané par Antiochos, que les Maccabées réinaugurent. Le récit de ‘Hanouccah s’inscrit donc dans cette longue chaîne ininterrompue : de Shem à Abraham, d’Abraham à Jacob, de Jacob à Moïse, de Moïse au Temple, du Temple aux Maccabées. À chaque génération, la même question se repose : comment préserver la Parole face aux empires du monde ?
Shem, l’homme du Sens
Nous percevons bien, en lisant attentivement l’épisode qui suit, quelle est l’attitude de Shem et son respect du sacré.
Il précède la bénédiction de Noah : celui-ci s’enivre en buvant le vin nouveau, se dénude dans sa tente et, des trois fils, c’est Shem qui, pour honorer son père, prend l’initiative de prendre une tunique pour recouvrir sa nudité. Une particularité du texte hébreu nous le révèle : le verbe « prendre » y est au singulier. On pourrait donc traduire : « Shem, que Yaphet suit, prend… » — c'est Shem qui entraîne Yaphet dans cette action de révérence, respectant l’intimité de son père, marquant ainsi la limite qui ouvre à la transcendance et au mystère. Cela annonce déjà la bénédiction future qui demande à Yaphet d’habiter dans les tentes de Shem. Voici le texte :
“Commence Noah, l’homme de la glèbe, il plante une vigne, boit du vin, s’enivre et se découvre au milieu de sa tente. ‘Ham, le père de Cana’an, voit le sexe de son père. Il le rapporte à ses deux frères, dehors. Shem prend avec Yaphet la tunique : ils la placent sur l’épaule, les deux. Ils vont en arrière et recouvrent le sexe de leur père. Leurs faces en arrière, le sexe de leur père, ils ne le voient pas.” (Genèse 9, 20-23, traduction André Chouraqui)
Yaphet : l’étendue, la beauté, la raison
Ensuite, Noé dit à Yaphet : « Il rendra étendu – lui D.ieu, Yaphet ». Ici, le verbe exprimant l’action divine à venir et le nom de celui qui la reçoit sont formés sur la même racine, celle qui porte l’idée d’extension, d’étendue et d’ouverture. Yaphet incarne l’expansion, l’exploration, la prise de possession du monde visible. C’est le rationaliste, celui qui mesure, qui classe, qui construit des villes, qui bâtit techniquement l'ordre des choses.
En voyellisant différemment cette racine hébraïque, elle donne aussi le mot beauté. La tradition juive associe Yavan, fils de Yaphet mentionné en Genèse 10:2-4, à la Grèce — notamment dans le Talmud de Babylone (Traité Meguila 9a). Les Grecs ne sont-ils pas les premiers à avoir représenté le corps humain de manière idéale ? Ne sont-ils pas les inventeurs lointains de la philosophie, de la science, de la politique et des arts, qui ont orienté toute l’évolution intellectuelle de l’Occident et le développement des techniques et des organisations sociales ?
Autant Shem souligne l’interrogation spirituelle, la transcendance, l’éthique, globalement la verticalité et le sens, autant Yaphet traduit l’horizontalité, la volonté de maîtriser l’univers visible, de le comprendre et de le faire servir à ses ambitions dans une expansion toujours plus grande — jusqu’à vouloir aujourd’hui conquérir Mars !
Cette bénédiction se déploiera largement : les peuples qui descendent de Yaphet — globalement les Grecs, les Indo-Européens et tout l’Occident — domineront géographiquement et intellectuellement. Yaphet symbolise la pensée d’Athènes : la raison autonome, l’exploration, la technê, la maîtrise du visible, le comment du monde.
‘Ham et Cana’an : la force, l’énergie, l’impulsion
‘Ham signifie littéralement « chaleur », « énergie brute ». C’est l’impulsion, la passion, la force de la nature. Cana’an, son fils, ne reçoit pas une bénédiction : il doit devenir serviteur. Pourquoi ? Parce que ‘Ham a vu la nudité de son père – c'est-à-dire la faiblesse, la limite, la finitude – et au lieu de la couvrir de respect, il l’a exposée publiquement pour s’en moquer. Il a transformé la fragilité sacrée en dérision. Il a refusé d’honorer le principe paternel, la transcendance, la limite qui nous dépasse. Sa descendance, non pas au sens génétique mais au sens spirituel, en porte les conséquences.
Que comprendre ? La puissance, la force, l’abondance – tout ce qui relève de la matérialité et du pouvoir – doivent faire techouva (תשובה), mot hébreu qui signifie littéralement « retour » ou « réponse ». Ce n’est pas la « repentance » chrétienne fondée sur la culpabilité et la honte, mais plutôt le processus de retour à son essence originelle : retrouver son âme véritable, inaltérée par les déviances de l’égoïsme, de l’orgueil, de l’avidité et de la domination. C’est un chemin de retour à D.ieu, à travers cette réconciliation avec le divin que l’humilité réalise ; et c’est la réparation qui transforme le mal en bien — quand, selon le Talmud, « les fautes deviennent des mérites ».
C’est exactement ce que nous révèle la bénédiction de Noah : « Béni est Adonaï, D.ieu de Shem, et que soit Cana’an un serviteur pour lui » . La force mise au service — non de la puissance égoïste, mais de la transcendance et de la sagesse — devient bénédiction.
La réconciliation : Yaphet dans les tentes de Shem
Voici le tournant prophétique capital : « Yaphet résidera dans les tentes de Shem, et Cana’an sera un serviteur pour eux. »
C’est là la clé du mystère. Yaphet — la raison, l’expansion, la beauté technique — ne sera béni que s’il rentre dans les tentes de Shem. C’est-à-dire que la force rationnelle, l’intelligence, la capacité à maîtriser le monde doivent se placer sous le toit de la Parole révélée et de la sagesse spirituelle qu’elle permet. Yaphet ne sera grand que s’il accepte de servir quelque chose qui le dépasse. La beauté grecque ne sera bénédiction que si elle reconnaît une transcendance. La raison ne sera sagesse que si elle s’incline devant le Mystère.
Et Cana’an — la force pure, l’énergie sans frein, les ressources matérielles — devient le serviteur qui permet d’accomplir le projet que porte Yaphet : habiter le monde avec intelligence et raison, mais en restant toujours orienté vers les tentes de Shem, qui lui permettent de garder la direction du sens et du sacré. La force servile – c'est-à-dire soumise à l’ordre spirituel – trouve ici sa grandeur en devenant le moteur de la civilisation. La chaleur brute de ‘Ham, qui refusait tout respect, devient le travail accompli au service de l’Alliance. L’énergie devient créatrice quand elle obéit.
L’architecture tripartite : leçon pour l’histoire
Noah ne divise pas l’humanité en trois modalités rivales. Il propose une architecture spirituelle tripartite, applicable au niveau civilisationnel comme au niveau personnel :
Shem : le cœur, le sens, la Parole, l’écoute du pourquoi
Yaphet : la tête, la raison, l’expansion, le comment maîtrisé
Cana’an : les mains, l’énergie, la force mise au service du projet
Quand Yaphet habitait sous le toit de Shem
Cette prophétie ordonne l’histoire : pendant des millénaires, Yaphet habitera dans les tentes de Shem. Les civilisations occidentales nourriront leur spiritualité aux sources juives, chrétiennes, puis islamiques. La Grèce platonienne cherchera D.ieu. La Rome juridique s’imprégnera de la Torah. La Renaissance ressuscitera l’Antiquité, mais c’est la Réforme protestante qui restructurera l’Occident. L’Athènes de la raison moderne bâtira ses cathédrales de savoir — universités, musées, bibliothèques — en honneur de la quête d’amélioration de la condition humaine, c’est-à-dire en gardant intactes les tentes de Shem.
Car, au-delà des critiques que la lucidité nous oblige à entendre envers les religions — constructions humaines faillibles qui ont historiquement connu des déviances graves, certaines plus que d'autres —, elles ont tenu la place des tentes de Shem en transmettant les éléments de sagesse et de spiritualité dont les âmes en recherche pouvaient s’enrichir.
Quand Athènes oublie Jérusalem
Lorsque Yaphet essaie de construire sa propre tente, lorsque l’Occident tente de vivre la raison sans l’écoute du transcendant, lorsque Athènes se veut autonome et oublie Jérusalem, c’est alors que surgit ‘hamas – la violence nouvelle. Cela demande plusieurs générations, car les mouvements de fond des sociétés sont lents ; mais graduellement, Yaphet, privé de la vigilance spirituelle de Shem, perd la maîtrise de Cana’an, qui régresse alors vers les déviances de son père ‘Ham qu’il était censé réparer. Pire encore, au lieu de suivre Shem pour couvrir la nudité de son père, Yaphet finit par s’engager à la suite de Cana’an dans le cynisme, la perte de toute valeur, le refus de toute limite.
C’est pourquoi, au lieu de continuer à s’émanciper lentement, l’humanité régresse alors vers de nouvelles barbaries, au niveau des individus comme des sociétés : le consumérisme sans frein des nantis, la colère accumulée de ceux qui peinent à vivre, la violence de ceux qui ne respectent plus rien que leurs instincts, le nihilisme des totalitarismes, l’idéologie qui se prend pour vérité, la technique sans éthique, la beauté dévastée par le vide de sens.
Les Maccabées : une rébellion prophétique
Antiochos IV Épiphane, en interdisant la Torah et en imposant l’hellénisation forcée, tentait de renverser l’équilibre proposé par Noah : il voulait que Yaphet construise seul, en dehors des tentes de Shem. La révolte des Maccabées, comme cette petite fiole d’huile qui ne devait brûler qu’un jour mais qui illumina huit nuits, c’est la manifestation d’une rébellion — non contre la raison, non contre la beauté hellénique, mais contre leur prétention à l’autonomie.
Yaphet au service de Canaan
Nous vivons en effet dans une époque où Yaphet a quitté les tentes de Shem et où il court derrière Cana’an.
C’est pourquoi nous nous rapprochons progressivement d’une dangereuse échéance : celle où l’humanité serait majoritairement vidée de tout repère éthique, de toute transcendance qui l’invite à l’effort pour se bonifier. Ce n’est pas le développement personnel qui pourra y remédier — car, étant personnel, il peut aisément basculer vers l’égoïsme si la bonification de soi ne s’inscrit pas dans un rapport à l’autre. Il fera seulement reculer de très peu le retour des humains au niveau où ils ne seront plus que bassar (בשר) et ‘hamas (חמס) — chair et violence.
Quand la raison perd son âme
La technique contemporaine, la bureaucratisation extrême, l’intelligence artificielle, le transhumanisme : c’est Yaphet dans son apothéose soumis à Cana’an. Or Yaphet sans Shem, c’est un génie sans conscience, une beauté sans âme. La raison technique peut optimiser l’extermination aussi efficacement qu’elle optimise la production. Elle peut créer des armes capables de détruire toute l’humanité. Elle peut asservir les consciences par la surveillance, le nudging et la manipulation des données.
C’est une des formes du ‘hamas moderne : une violence organisée, rationnelle, invisible, qui marchandise tout, qui déshumanise tout, privant lentement les personnes de l’espace et du silence nécessaires pour se reconnecter à soi et s’interroger de nouveau sur le sens. Il ne s’agit plus des guerres antiques où le sang versé criait depuis la terre, mais d’une violence systémique, intégrée, qui détruit l’âme avant le corps et qui sert les appétits de Cana’an, maître du monde.
Les trois crises contemporaines
La perte du sens (Shem abandonné)
Nos sociétés occidentales ont développé d’immenses savoirs, qui nourrissent aujourd’hui les fermes de données de l’intelligence générative, mais elles ont oublié de transmettre le pourquoi vivre. La science explique le comment des atomes, mais elle ne répond pas à la question : pour quelle fin ? Nous accumulons des données, pas de la sagesse. Des informations, pas du sens.
Les jeunes générations en Occident se demandent : à quoi bon ? Pourquoi étudier, travailler, construire, si c’est pour perpétuer un système vide de sens ? Cette interrogation se traduit par une vague de dépression, d’anxiété et de suicide chez les adolescents occidentaux. On la retrouve dans l’épidémie de burn-out chez des diplômés qui découvrent que leur travail n’a d’autre finalité que la rentabilité, dans la montée des addictions — écrans, substances, paris en ligne — comme tentatives désespérées de combler un vide existentiel, ou encore dans la crise démographique, où l’on hésite à donner la vie faute de pouvoir proposer un projet d’avenir désirable.
C’est que Yaphet a construit une civilisation techniquement avancée, mais sans fondation. Les tentes de Shem — le lieu du sens transcendant, de l’Alliance, de la Parole qui donne direction — ont été abandonnées. Les religions n’ont pas su renouveler leur langage et leur rapport au monde pour ralentir cet abandon.
Quand le serviteur devient maître (Cana'an dévoyé)
L’énergie de Cana’an — la force brute de la nature, de la matière, du temps — ne sert plus un projet commun. Elle est devenue folle, détournée par les multinationales et les puissances de l’argent. Les énergies fossiles qu’on extrait de la terre, les données qu’on arrache à la vie privée, les atomes qu’on fissure — c'est Cana’an dévoyé, qui refuse de tenir son rôle de moteur au service de l’humanité, pour assouvir ses désirs de puissance et de domination.
Cette dérive prend des formes multiples : l’intelligence artificielle déployée sans débat éthique préalable, au service de la surveillance de masse ou de la manipulation comportementale ; les réseaux sociaux conçus pour maximiser l’addiction plutôt que le lien authentique ; le transhumanisme qui promet de « dépasser » l’humain sans se demander vers quoi ni pourquoi.
Nous assistons à une forme de chaos : le dérèglement climatique, l’extinction des espèces, les mouvements migratoires, la saturation informationnelle, l’épuisement psychologique des individus bombardés de stimuli. C’est que nous avons cru pouvoir utiliser l’énergie, le temps, les ressources sans limite, sans responsabilité envers Shem, et que cela engendre des déséquilibres en chaîne qui, à terme, menaceront notre survie même.
La fragmentation de l’humanité
Sans l’architecture tripartite équilibrée de Noah — Shem qui fonde le sens et l’éthique, Yaphet qui le transpose dans la raison, Cana’an qui le réalise dans le réel — nos sociétés se fragmentent. Les élites technocratiques, Yaphet livré à son orgueil, se coupent du peuple qui cherche encore du sens, ressentant confusement un appel intérieur à rencontrer Shem, sans trouver de réponse satisfaisante.
Les récits communs qui structuraient les sociétés s’effondrent pour laisser place à des crispations identitaires qui fonctionnent par opposition. Chacun devient l’ennemi de quelqu’un et les portes du dialogue se ferment. Il devient extrêmement difficile de faire émerger un projet collectif porteur de sens et de direction pour l’avenir.
Rallumer la Hanoukiah : un message pour notre temps
Voilà où ‘Hanouccah devient prophétique pour notre époque. Car elle ne dit pas : “Revenons au passé, abandonnons Athènes pour Jérusalem.” Elle tient des propos plus nuancés et plus exigeants : rallumer la lumière, c’est restaurer l’architecture tripartite.
La petite fiole d’huile pure – c’est l’Arche de l’Alliance, le témoignage de la Parole qui crée du sens. Elle est unique, inviolable, elle porte le sceau du Grand Prêtre. Elle n’appartient à personne d’autre. Elle ne peut pas être sécularisée, fonctionnalisée, rentabilisée. Elle est, simplement. C’est Shem.
Mais cette lumière doit éclairer un chandelier à neuf branches — la ‘Hanoukiah n’est pas la Menorah du Temple. C’est un simple chandelier du foyer, de la maison, du quotidien. Elle dit : “Cette lumière transcendante, cette Parole révélée, elle habite nos vies ordinaires, nos rues, nos familles.” C’est Yaphet qui rentre dans les tentes de Shem — la technologie du chandelier (simple, reproductible, durable), l’art de faire brûler l’huile, le calcul des huit jours.
Et Cana’an ? C’est le travail accompli pour maintenir cette lumière : les mains qui travaillent la matière pour réaliser la ‘Hanoukiah, qui pressent les olives pour faire l’huile, qui la versent chaque soir. C’est l’énergie de la matière mise au service du sacré.
Un appel à nos civilisations
À l’Occident technologique, ‘Hanouccah demande : “Reconnais-tu que ta raison, ta beauté, ta puissance technique doivent habiter dans une maison qui les dépasse ? Acceptes-tu que la science ne soit pas une fin, mais un moyen ? Que la technique serve une éthique, non l’inverse ?”
Cela signifie restaurer, dans nos universités, dans nos entreprises, dans nos gouvernements, la place de la sagesse — non comme concession au passé, mais comme condition nécessaire de la survie.
Aux religions et traditions spirituelles, ‘Hanouccah demande aussi : “Reconnaissez-vous que Yaphet — la raison, la critique, la science — n’est pas votre ennemie, mais votre alliée ? Que D.ieu ne craint pas les questions ? Que la foi qui refuse le débat critique est bien peu de foi ?”
C’est cela que disent les Maccabées en réinaugurant le Temple : ils ne reniaient pas la science grecque ; ils refusaient seulement qu’elle se substitue à la Révélation.
La lumière qui refuse de s’éteindre
Pourquoi les lumières de ‘Hanouccah brûlent-elles huit jours ? Parce qu’au-delà des six jours de travail, au-delà du septième jour de repos (Shabbat), il faut un huitième jour : le jour où l’humain recommence, conscient cette fois de son erreur passée. Le jour où il bâtit avec sagesse. ‘Hanouccah, c’est cette irruption du possible éternel dans le temps fini. C’est le refus du déterminisme. C’est la liberté humaine qui s’exerce pour reconstruire l’ordre juste.
Ensuite, cette lumière brûle malgré la pénurie. Malgré le fait qu’il n’y avait qu’une fiole pour un jour. C’est le triomphe non de la quantité, mais de la qualité. Non du calcul économique, mais de la confiance. Non de la violence, mais de la fidélité.
À nos sociétés divisées, ‘Hanouccah propose une synthèse : ni le repli identitaire d’un Shem qui survivrait seul, d’une Jérusalem fermée sur elle-même ; ni l’impérialisme de la raison d’un Yaphet sans Shem et d’une Athènes autonome ; ni la domination des appétits matériels d’un Cana’an dévoyé — mais un chemin qui suppose la ré-inauguration du Temple de l’humanité qu’est notre terre, qui refonde un équilibre dans lequel chacun retrouve ce qui fait sa noblesse : Yaphet qui retourne dans les tentes de Shem, Cana’an qui accepte de nouveau de servir dignement, Shem qui reconnaît la grandeur de Yaphet et l’énergie de Cana’an.
C’est cela, habiter la double filiation d’Athènes et de Jérusalem. C’est cela, penser sans renoncer à croire, et croire sans renoncer à penser.
L’invitation finale
Chaque soir de ‘Hanouccah, on ajoute une flamme sur la ‘Hanoukiah, de une à huit. C’est un mouvement croissant, un accroissement de lumière. C’est-à-dire : “La lumière ne diminue pas en se partageant. Elle grandit.” Chaque fois que quelqu’un rallume la Parole dans son cœur, dans sa maison, dans sa communauté, l’obscurité recule.
Pour notre époque de fragmentations et de violences, c’est une parole prophétique : il est possible de rallumer progressivement l’ordre juste, de réintroduire du sens et du lien. Non par la force, non par la révolution violente, mais par la fidélité tranquille, jour après jour, à une flamme qui refuse de s’éteindre.
Concrètement, pour chacun d’entre nous, cela peut commencer par :
Réhabiliter des espaces de silence face à la saturation informationnelle (maîtriser Cana’an)
Cultiver le questionnement philosophique et spirituel au-delà de l’efficacité technique (Yaphet cherche Shem)
Transmettre des récits porteurs de sens aux générations futures (habiter les tentes de Shem)
Choisir des pratiques qui relient plutôt que des consommations qui isolent
Cela demande de la patience. De la ténacité. Du courage quotidien. Mais c’est possible. Et chaque geste compte. Chaque lumière rallumée appelle la suivante.
© 2025 - Dialogues du Nouveau Monde par Jérôme Nathanaël












