Cheminer vers soi
Une dynamique de découverte de soi

Être soi-même n’a rien d’une évidence. Nos journées nous révèlent parfois un être qui nous échappe et garde sa part d’inattendu. Lors d’un accident de la vie, les questions reviennent : qui suis-je et quel est le sens de ma vie ? Les réponses que nous leur apportons restent toujours insuffisantes. Elles ne peuvent saisir notre réalité vivante au-delà des mots.
Et si l’aventure d’être était une croissance intérieure ? Un cheminement dont la dynamique même signifie notre identité ? Il s’agirait alors de cesser de s’appréhender dans une image figée, que nous voulons ensuite imposer aux autres dans un perpétuel théâtre d’ombres.
L’identité héritée
L’idée que nous avons de nous-mêmes évolue au cours de l’existence. De l’image renvoyée par nos parents à celle que nous percevons en devenant adultes, notre identité se transforme au gré de nos expériences.
C’est le monde extérieur qui nous donne les outils pour nous comprendre. Sous son influence, nous formons peu à peu notre manière de penser et de trouver notre place. Ce qui détermine la personne que nous devenons, c’est la confrontation entre nos dispositions propres et l’univers dans lequel nous grandissons. D’abord la famille et son histoire, puis le contexte social et géographique, enfin le milieu culturel et politique avec son organisation, ses modes et ses préjugés.
Notre vie psychique est orientée par notre enfance dans le milieu familial. C’est là que se structurent nos mécanismes intérieurs de gestion de l’altérité. Notre vision du monde se constitue durant l’adolescence, dans une alternance d’adoption ou d’opposition aux idées découvertes. Lorsque nous quittons le foyer parental, notre personnalité est formée, tout comme notre manière de nous considérer.
Pourtant, ces éléments résultent surtout de l’imprégnation inconsciente d’influences extérieures. Ils sont la conséquence des conditions liées à notre naissance. Ils ne sont pas le fruit d’une croissance interne dans un dialogue éveillé avec le monde.
La plupart des humains ne questionnent ce processus que lors d’événements bouleversants ou après la lente érosion intérieure que produit le décalage entre leur quotidien et leur être intime. Tant que leurs modes de pensée et d’action leur donnent des résultats satisfaisants, ils ne remettent rien en cause.
Mais si l’équilibre se rompt, commence une phase d’introspection parfois douloureuse. La personne perçoit alors l’inadéquation entre ses besoins réels et la tournure de son existence. Elle devine combien l’idée qu’elle a d’elle-même est faussée. Elle se sent poussée à évoluer par une urgence qui est l’expression de son être intime en souffrance.
Il lui devient nécessaire d’entreprendre un travail de compréhension de soi, un cheminement pour dénouer la complexité de sa personnalité et pour se reconnecter avec son être essentiel. C’est dans cette réappropriation que s’ouvre une vie plus authentique qui honore sa singularité première.
Les masques du quotidien
Longtemps, nous nous contentons d’une image fonctionnelle et extérieure : je suis un tel, je viens de telle famille, j’exerce telle profession. Nous nous identifions à notre nom, à des rôles sociaux, à une culture. Ces repères nous fournissent une représentation rassurante de nous-mêmes et du monde.
Nous avançons ainsi, préservant un équilibre intérieur parfois précaire. Mais des mouvements intérieurs nous traversent, des émotions nous bouleversent, qui débordent cette image simple que nous répétons sans cesse. Les regards des autres nous étonnent ou nous gênent mais nous continuons d’assumer des fonctions mal ajustées à notre être, de peur de perdre notre existence sociale.
Tous ces événements pratiquent progressivement des failles dans notre citadelle intérieure et par elles pénètrent doutes et inquiétudes. Nous commençons par les repousser en nous plongeant dans des distractions faciles car nous refusons la confrontation avec cette voix intérieure qui veut nous questionner.
Et nous poursuivons notre course après toutes sortes d’illusions, jusqu’au jour où une intuition fulgurante nous rappelle à nous-mêmes. Ou bien un événement malheureux nous percute, comme le décès d’un proche, une rupture, un burn-out. Nous voilà seuls sur la plage déserte de cette île intérieure que nous avions toujours évitée.
À cet instant, tout ce qui nous assurait d’être nous-mêmes a volé en éclats. Nous voilà pantelants, le cœur lourd de tous les chagrins enfouis et de toutes les humiliations subies par notre enfant intérieur.
Pourtant ce passage difficile peut nous ouvrir l’accès à un nouvel horizon. Il peut nous permettre de découvrir des aspects inconnus de nos potentiels et d’aller à la rencontre du plus intime de nous-mêmes.
Ce qui vient d’être brisé l’est par l’effet d’une sorte de bénédiction. Nos protections factices contre la peur de l’inconnu et nos illusions sur nous-mêmes sont mises à bas. Tous ces artifices qui nous réduisent à des mécanismes quasi automatiques et nous privent de voir notre singularité sont anéantis.
Cette mise à nu difficile est l’occasion de partir en quête de qui nous sommes vraiment, de cheminer patiemment vers l’oasis où nous pourrons épanouir la pleine dimension de notre être. C’est dans ce mouvement que se définit une identité plus fluide et plus libre.
La quête de l’être véritable
Celui qui accepte ces questionnements se trouve privé de tous les repères qui l’assuraient de son être. Sa situation ressemble à celle des nomades du désert qui doivent quitter un refuge devenu précaire. Ils s’engagent dans un voyage périlleux vers un nouvel oasis. Organiser les bagages, se mettre en route, affronter l’étendue des sables devient un impératif.
De même pour nous. Si nous taisions cette voix intérieure, nous exposerions notre futur à la résurgence certaine de cet appel. Il se dirait alors d’une manière plus violente, par une crise plus aiguë ou une maladie grave.
Tant que nous refusons de considérer nos réalités intérieures, nous serons confrontés à de nouvelles alertes, sous des formes de plus en plus critiques. Il faut donc se mettre en marche. Accepter de cheminer vers soi. Faire de ces crises l’occasion d’un progrès significatif, une transition bénéfique vers un soi plus vrai et plus profond.
Nos identités de surface sont fragiles. Elles ne sont constituées que de l’imprégnation de l’héritage familial et de la culture de notre époque. C’est comme si nous avions été fabriqués pour répondre à des fonctions qui assurent la pérennité d’un certain type de société. Notre singularité initiale doit se restreindre à trouver une forme compatible avec les modèles reconnus, faute de quoi nous sommes repoussés hors du camp commun.
Cet étranglement social et spirituel réduit l’homme à l’atrophie de lui-même. Jusqu’à ce que la fulgurance d’une intuition le traverse et commence à l’éveiller, ou que des accidents de la vie le percutent et le remettent en mouvement vers lui-même.
Ainsi Abraham, notre lointain ancêtre, s’entend dire dans la Genèse : “Va vers toi, quitte ton pays, ta lignée et la maison de ton père, vers la terre que Je te ferais voir.” Je commente “Va vers toi”, vers ton être réel et singulier. “Quitte ton pays”, différencie-toi de la culture ambiante. “Quitte ta lignée”, libère-toi de ton héritage psychogénéalogique. “Quitte la maison de ton père”, échappe à l’état d’esprit de ta famille. Pour aller “vers la terre”, le nouvel espace mental, “que Je te ferai voir”, que la voix intérieure te fera découvrir.
Sommes-nous tous, à un moment de notre existence, comme cet Abraham ? Convoqués à partir en quête d’un soi plus authentique ?
L’appel abrahamique à la libération
Aller vers soi demande d’abord de se confronter à la vérité de ce que nous sommes, de commencer à connaître et comprendre ce qui nous constitue pour en dégager ce qui est vraiment notre essence intime.
Or pour se connaître, il faut se fréquenter. Dialoguer avec soi. S’interroger et se confronter. Cela demande de contrecarrer cette habitude moderne à s’oublier dans une débauche de distractions. Soirées festives, addiction aux écrans, achats compulsifs. Tous ces entraînements extérieurs créent une agitation de surface. Ils mettent un voile épais sur notre intériorité. Comme si nous avions peur de nous rencontrer.
C’est la première difficulté majeure de celui qui voudrait réellement être lui-même. Il est encore pris dans un réseau de dépendances et d’automatismes. Pour de nombreuses personnes, se retrouver seul dans le silence est une épreuve qui peut déclencher un tel malaise que s’explique le recours grandissant à tout ce qui évite cette confrontation. S’abrutir d’activités et de consommations diverses et quand cela ne suffit plus, d’alcool, de drogues ou d’anxiolytiques.
Il est pourtant indispensable d’accéder à la profondeur de l’intériorité afin d’être attentif à tout ce qui nous traverse, non pas dans une contemplation narcissique maladive mais dans cette observation active qui requiert une neutralité et l’absence totale de jugement et d’interprétation de ce que nous découvrons.
La principale prière de la révélation mosaïque débute par “Shéma Israël” : “Écoute Israël”. Elle s’adresse à chaque être humain, appelé à apprendre par l’écoute. Cette même révélation nous dit : “Tu ne feras pas d’idole, ni une image quelconque.” Ces paroles nous alertent sur le danger des images concrètes et des représentations mentales, sur le risque de s’y retrouver enfermés dans des états de conscience figés. Et le grand péril de cette domination du visuel complique l’accès à l’écoute de soi.
L’ouïe est le sens le plus aiguisé du fœtus. Elle se développe avant la vue. Ainsi, quand nous ne sommes pas encore entrés dans le monde de la séparation, c’est l’ouïe qui prime. C’est donc naturellement par l’écoute de soi que nous accéderons à notre vérité intérieure.
L’écoute de soi
S’approcher de notre essence la plus intime demande une subtile écoute de soi. Dans le domaine mental, il s’agit de discerner entre notre voix intérieure et tous les bavardages dont notre cerveau est envahi, influencé par les enseignements et les médias qui prônent les opinions de l’époque ou par la publicité omniprésente, chargée de décider de nos désirs.
Il est important de prendre conscience de l’impact de l’état d’esprit global d’une société. Un grand nombre de nos idées ou croyances ne reposent sur aucune réflexion consciente. Ce sont des préjugés, des conjectures hâtives suscitées par le milieu, l’époque, l’éducation.
Savez-vous qu’il existe aujourd’hui une technique très au point, le nudging ? Cette combinaison des résultats de la psychologie et des neurosciences sert à influencer nos envies et nos convictions. Par la multiplication de suggestions indirectes portées par les médias et les réseaux sociaux, elle réussit à orienter nos motivations. Dans le champ politique, cela a été analysé dès 1988 par Noam Chomsky et Edward Herman dans leur livre “La Fabrique du consentement”.
Celui qui veut former sa propre pensée librement devra se dégager de l’emprise de la culture de sa société en procédant à un examen humble et lucide de ses certitudes. Ce processus est un patient travail de réflexion personnelle mais également d’observation active de nos comportements. Certains préjugés ne peuvent nous apparaître qu’en surprenant nos réactions.
Imaginez que vous ayez une antipathie particulière envers un corps de métier. Lors d’une soirée, vous rencontrez une personne avec laquelle vous vous sentez à l’aise. Elle vous confie qu’elle exerce ce métier. Immédiatement, quelque chose se passe dans vos émotions et votre corps. Vous ne voyez plus la personne pour elle-même. Vous êtes possédé par votre défiance et votre attitude se refroidit.
Ainsi, pour cheminer vers soi : prendre de la distance par rapport à la profusion d’informations qui nous environnent, faire silence pour retourner vers nos propres pensées et se désencombrer des partis pris qui nous possèdent. Voilà une étape indispensable vers la liberté et la conscience de soi.
Vers la transmutation
Pour s’avancer vers cet essentiel en soi, nous devons examiner notre manière de penser car nos modes de penser déterminent notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes. Ils déterminent la manière dont nous accueillons nos émotions et la tournure que prennent nos ambitions et nos rêves.
Pour nous connaître réellement, nous devons être à l’écoute de tout ce qui nous traverse, de manière totalement libre, sans opposer de résistances. Si nous ne parvenons pas à nous déprendre de la puissance de notre mental, toute une part de notre intériorité nous restera inaccessible.
Nous devons plonger en nous comme le plongeur descend dans les eaux profondes car nous sommes souvent inconnus à nous-mêmes. Nous survivons réfugiés dans le maigre espace où nous tolérons de nous rencontrer en refusant de fréquenter chez nous ce qui nous effraie, nous dégoûte ou nous déçoit.
Pourtant tout cela nous constitue. Nous connaître, c’est assumer de le voir et de le reconnaître. Si nous cessions d’avoir peur de nous-mêmes, de notre insuffisance et de notre fragilité, nous pourrions commencer à comprendre qui nous sommes et trouver notre dignité dans l’acceptation de notre condition et dans notre effort pour évoluer.
Cette attitude d’une totale honnêteté avec soi trouve peu de correspondance dans notre époque. Dans nos sociétés, les forces dominantes nous poussent à désirer réussir socialement et à nous contenter d’être de simples producteurs-consommateurs. La voie du développement spirituel n’est pas une priorité.
Pourtant nul ne peut se réaliser pleinement sans comprendre qu’il est possible de trouver au tréfonds de soi des ressorts pour se recréer, plus conscient, plus libre, plus sage et plus aimant. Ainsi nous pouvons accéder à une vie plus intense.
La première étape sera d’accepter de déchirer tous les voiles de l’illusion, ceux qui empêchent de vivre dans la lumière exigeante de la vérité de soi. À partir de cette connaissance lucide, il sera possible d’engager une lente transmutation de notre fumier intérieur pour y faire naître les roses de l'Éden spirituel, dont la splendeur illuminera le monde d’une beauté nouvelle.
© 2023 - Jérôme Nathanaël - Dialogues pour le Nuveau Monde

